Intelligence artificielle et tribunaux: beaucoup de questions

Des machines pour épauler, voire remplacer les magistrats? La justice doit rester une affaire humaine, plaident des acteurs du monde judiciaire face à l’émergence de l’intelligence artificielle, comme en Estonie où certains dossiers seront prochainement tranchés par… des «robots». «Nous sommes partis du constat que la justice prenait trop de temps à traiter les petites affaires», explique Ott Velsberg, qui pilote au sein du ministère estonien des affaires économiques et des communications ce projet de «robot-juge». Attendue pour «fin 2019 ou en début d’année prochaine», cette machine «jugera» les affaires dont le litige est inférieur à 7.000 euros et relevant de la «justice réparatrice». Des affaires basées sur des faits clairs et comptables, comme les «excès de vitesse, indemnités de licenciement, pensions alimentaires ou créances», énumère Ott Velsberg. Ce projet novateur est probablement le plus avancé en matière d’intelligence artificielle appliquée au monde judiciaire, sujet qui suscite des craintes chez des juristes, avocats ou magistrats pour qui jamais des machines ne devraient remplacer l’humain pour juger. «C’est un danger pour la justice, un robot n’a pas d’humanité, rien ne remplacera l’humain», affirme ainsi Marie-Aimée Peyron, bâtonnier de Paris. En Estonie, un garde-fou est prévu: une personne insatisfaite du jugement automatique pourra faire appel et demander à passer devant un juge, précise Ott Velsberg. «Nous attendrons les premiers résultats mais nous réfléchissons déjà au fait de permettre à ce robot-juge de s’occuper d’affaires qui dépassent les 7.000 euros», ajoute le responsable. L’Estonie est de longue date reconnue comme un pays pionnier des technologies numériques, à l’origine par exemple de Skype, du vote électronique ou plus récemment de l’e-residence (identité numérique transnationale permettant à tout habitant de la Terre de lancer son entreprise dans l’UE et de la gérer à distance). Mais ailleurs aussi, comme en France, l’intelligence artificielle s’invite dans la justice avec le développement de logiciels dits de «justice prédictive», s’appuyant sur des bases de données permettant en quelques clics de consulter jurisprudence et statistiques afin d’évaluer quelles sont les chances de gagner un procès, le montant éventuel des indemnités ou ses risques juridiques. «La machine va rendre compte de l’ensemble des décisions possibles en tenant en compte de tous les paramètres du droit à sa disposition», explique Jacques Lévy-Vehel, fondateur de l’entreprise Case Law Analytics, qui utilise l’intelligence artificielle pour des affaires relevant d’une quinzaine de domaines du droit public et privé. «Cela aide les juges à savoir ce que font leurs collèges, les avocats peuvent donner de meilleurs conseils à leurs clients», affirme-t-il. Tout en rappelant que le juge doit rester «maître de sa décision», Adrien van den Branden, avocat au barreau de Bruxelles et auteur du livre «Les robots à l’assaut de la justice», voit aussi dans cet outil une solution pour aider le juge à gagner du temps et donc désengorger les tribunaux. D’autres avocats sont autrement plus méfiants sur ce sujet de la «justice prédictive». «Il ne faut pas désincarner la justice, sinon on risque de traiter simplement des dossiers, plus des êtres humains. La justice n’est pas un service administratif», observe Christiane Féral-Schuhl, avocate franco-canadienne spécialiste des nouvelles technologies. Redoutant que «le numérique nous éloigne du justiciable», elle souhaite la mise en place de «règles éthiques pour que la justice reste entre les mains de l’homme».  Autres risques, relevés par le magistrat français Antoine Garapon: celui d’une uniformisation de la jurisprudence, en renforçant la position majoritaire, mais aussi celui de jugements rendus en s’appuyant uniquement sur des jugements anciens sans prise en compte de «l’air du temps et des moeurs du moment».