Le cinéma russe face à l’exil

451

De Paris à Berlin, Los Angeles ou Istanbul, cinéastes et acteurs qui ont fui la Russie, depuis l’invasion en Ukraine, s’interrogent sur l’avenir de leur art: peut-il résister à l’exil ? «Je n’irai peut-être plus sur les tapis rouges mais au moins je suis libre!», témoigne Maria Shalaeva, partie «avec deux enfants et trois valises», après avoir été arrêtée lors d’un rassemblement anti-guerre à Moscou.Le récit de cette actrice de 42 ans, qui enchaînait les tournages en Russie et a un film de réalisatrice à son actif, ressemble à tant d’autres: départ en catastrophe pour Istanbul, puis la Géorgie où elle a «des amis», puis Paris où elle refait sa vie, entre cours de français intensifs et séances de cinéma dans les petites salles du quartier Latin. Car il faut d’abord apprendre une nouvelle langue: Maria Shalaeva espère fréquenter à nouveau les plateaux de tournages, sans être cantonnée à des rôles de personnages russes. Refusant de s’étendre sur ses difficultés matérielles qui «ne sont rien à côté des souffrances des Ukrainiens», elle rêve de réaliser un documentaire sur l’exil, gardant le contact avec ses amis du cinéma partis en Israël ou en Géorgie. Une 1ère étape importante était la projection d’un court-métrage qu’elle a tourné à Moscou avant la guerre, aux Rencontres du cinéma russe de Paris. L’édition 2023 accueillait jusqu’à mardi des créateurs réfugiés. «C’est la dernière vague des films indépendants» tournés avant l’exil, explique son délégué général Marc Ruscart, qui assure avoir «rompu tous les contacts» avec les institutions russes qui soutenaient le festival auparavant. D’une manière générale, «il est compliqué de savoir ce que le cinéma russe va devenir à l’issue de cette période de transition», analyse le spécialiste Joël Chapron. Quelques films tournés avant la guerre continuent de sortir sur les écrans occidentaux, comme «Le capitaine Volkonogov s’est échappé», dans les salles françaises mercredi. Le destin de ce film critiquant le stalinisme résume le basculement à l’oeuvre: il a été tourné à une époque où les cinéastes indépendants pouvaient encore trouver des financements publics pour des projets s’écartant de la ligne officielle. Il a été présenté à Venise en 2021 mais n’aurait «aucune chance» d’être produit ou distribué en Russie aujourd’hui, témoigne son producteur français Charles-Evrard Tchekhoff. Les réalisateurs Alexeï Tchoupov et Natalya Merkulova, qui expliquaient à Venise espérer «continuer à ne pas avoir de problèmes», sont partis à Bakou (Azerbaïdjan), où ils tentent de monter une école de cinéma. Par sécurité, ils ne souhaitent plus s’exprimer publiquement, explique leur producteur.Pour fabriquer ces «films du dehors» qui seront peut-être l’avenir du cinéma indépendant russe, certains espèrent recréer la Russie dans d’autres pays d’Europe de l’Est ou tourner parmi les communautés russes à l’étranger, explique Joël Chapron. Parmi les grands noms qui ont choisi l’exil, Andreï Zviaguintsev («Léviathan», «Faute d’Amour»), 59 ans, est accueilli Paris, quand un couple de trentenaires prometteurs, Kira Kovalenko et Kantemir Balagov, est à Los Angeles. Ce dernier, faute de pouvoir tourner dans sa région d’origine, la Kabardino-Balkarie, situe son prochain projet dans le New Jersey, où est installée une diaspora de cette république caucasienne. «La culture russe a toujours réussi à survivre historiquement, (même) en dehors de la Russie. C’est une force très puissante», souligne Kirill Serebrennikov («Leto»).Le cinéaste et homme de théâtre, installé à Berlin et devenu le symbole de ces artistes en exil, dit ne «pas être un cas typique»: à 53 ans, il continue d’enchaîner les projets et présente ses créations à travers l’Europe. Si le cinéma indépendant russe a été menacé d’être banni de nombre d’institutions occidentales aux premiers temps de l’invasion de l’Ukraine, «la vindicte s’est calmée», estime Joël Chapron. «Cannes a donné le «la»», en sélectionnant «La Femme de Tchaïkovski» de Serebrennikov l’an dernier.