Le cyberpionnier Louis Pouzin défend sa vision d’un «autre internet»

Il est l’un des inventeurs d’internet. A 88 ans, Louis Pouzin parcourt le monde pour défendre sa vision d’un «autre internet», qui a désormais l’appui de l’UE, de centres de recherches et d’entreprises technologiques. 50 ans tout juste après les premiers balbutiements de deux ordinateurs en réseau, l’inventeur français du datagramme, l’un des concepts à l’origine d’internet, ne se résout pas à voir le monde de l’informatique dominé par la Chine et les Etats-Unis. «Si on a perdu la main sur internet, c’est parce qu’on n’a pas formé les gens correctement», fulmine-t-il. Aux côtés du Britannique Tim Berners-Lee et des Américains Vint Cerf et Robert Kahn, Louis Pouzin est considéré comme l’un des pères fondateurs de ce qui allait devenir internet. Modeste, il assure n’avoir en aucun cas eu la préscience de ce qu’internet allait devenir au XXIe siècle, lorsqu’il travaillait sur les 1ers ordinateurs dès la fin des années 1950. «Moi, je construisais des systèmes, et quand on fait ça, on est essentiellement préoccupé par faire marcher ce qu’on a en cours», résume-t-il. Méconnu dans son pays natal, il assistait à la 6ème Conférence mondiale de l’internet à Wuzhen (20-22 octobre 2019), dans l’est de la Chine. Le géant asiatique s’intéresse à sa démarche en faveur de l’initiative Rina, qui ambitionne de créer une autre architecture d’internet. Rina, pour «Recursive InterNetwork Architecture», se présente comme l’alternative aux protocoles fondamentaux d’internet, TCP et IP, qui n’ont pas été mis à jour depuis leur naissance dans les années 1970. Ce sont ces mêmes réseaux qui doivent désormais gérer plus de 4 milliards d’utilisateurs et une pléthore de services qui n’existaient pas à l’orgine. «Ça a abouti à une masse extraordinairement volumineuse et pas rentable de logiciels qui se dupliquent les uns les autres avec forcément des contradictions», explique l’ingénieur. «On est dans un ensemble instable et non prévisible». Proposée en 2008 par l’Américain John Day, aujourd’hui à l’Université de Boston, l’architecture Rina repose, comme IP et TCP, sur les fameux datagrammes de Louis Pouzin, à savoir des paquets de données qui se transmettent avec une adresse de destination. Mais pas de la même façon. «Ce que fait Rina, c’est d’avoir des fonctions qui sont commandées d’une manière très simple: 6 ou 7 commandes possibles, pas plus (ouvrir, fermer, tester…)», résume M. Pouzin. Ces commandes «ne font que transmettre des ordres d’un système à un autre». Avantage de cet internet alternatif: les échanges de données ne se font plus sur un réseau ouvert avec des adresses IP publiques, ce qui les met à l’abri des pirates. «Ça n’a pas intéressé beaucoup les Américains», relève le chercheur, qui arbore sa rosette de la légion d’honneur. «Ils n’ont pas vu du tout qu’en dehors de l’internet ils pouvaient faire autre chose». Alors que selon un rapport publié lundi, Chine et Etats-Unis comptent les quatre cinquièmes des «licornes» (entreprises de pointe valorisées plus d’un milliard de dollars) de la planète, l’Union européenne, sollicitée par Louis Pouzin, a commencé à partir de 2015 à investir massivement dans le projet Rina. Avec des centaines de millions d’euros de subventions, près de 400 chercheurs y travaillent en Europe, notamment en Espagne, en Irlande ou en Norvège. L’Arménie est devenue l’an dernier le 1er pays à décider de passer à cette nouvelle architecture. Plusieurs entreprises européennes travaillent désormais sur des projets pilotes, notamment Ericsson, Vodafone et Telefonica. Une revanche pour Louis Pouzin, dont les travaux avaient été abandonnés par la France dans les années 1970 au profit de la filière qui allait produire… l’éphémère Minitel, alors que dans la Silicon Valley, Vint Cerf ressuscitait les recherches du Français. S’il n’a pas prévu l’explosion d’internet, Louis Pouzin ne croit pas plus à l’avènement d’un monde entièrement robotisé.