Depuis leur mini studio d’enregistrement, Terence Chia et Haresh Tilani diffusent une parole rare dans l’univers hautement contrôlé des médias singapouriens: les voix des personnalités politiques de l’opposition avant les prochaines élections. Les 2 hommes ont créé Yah Lah But, un podcast populaire dans la cité-Etat, avec la promesse de fournir «les conversations et les interviews les moins censurées du pays très censuré de Singapour», selon sa description sur YouTube. L’émission s’inscrit dans une nouvelle vague de podcasts sur la politique singapourienne qui offre une couverture différente des élections qui auront lieu le 3 mai. «Nous n’avons pas peur, je pense qu’il y a un réel désir d’entendre des opinions alternatives», dit Terence Chia, un ancien banquier qui s’est reconverti dans la création de podcast. Selon RSF, «la liberté de la presse et l’indépendance éditoriale sont peu respectées» à Singapour. L’ONG place la cité-Etat à la 126ème place sur 180 pays, dans son classement de la liberté de la presse. Le paysage médiatique national est dominé par 2 grands acteurs liés au gouvernement: Singapore Press Holdings et MediaCorp. Toutefois, la couverture de l’opposition s’est améliorée cette dernière décennie, et la multiplication des podcasts d’information montre une volonté de faire parler des voix alternatives. «On ne fait pas que taper sur «l’establishment», on le défie», assure Haresh Tilani, un ex-cadre de l’aviation, qui présente Yah Lah But avec Terence Chia. Avant les élections, Yah Lah But s’est concentré sur des sujets politiques et a produit de longues interviews avec des personnalités des 2 côtés de l’échiquier, adoptant un ton franc. «Au Parlement, dans les rassemblements et les grands médias, on voit un aspect de ces personnes, mais les podcasts permettent de voir leur côté humain», selon M. Tilani. Les observateurs s’attendent à ce que le Parti d’action populaire (PAP), au pouvoir depuis 1959 et qui détient une majorité des sièges au Parlement, remporte encore les élections du 3 mai. Mais l’opposition a gagné du terrain ces dernières années. Malgré la portée limitée des podcasts, le président du Parti démocratique de Singapour (SDP), Paul Tambyah, souligne qu’ils constituent «sans aucun doute» une meilleure plateforme que les médias traditionnels pour les acteurs hors du parti au pouvoir. Chee Soon Juan, le secrétaire général du SDP, a affirmé n’avoir jamais été invité par un média traditionnel pour une longue interview au cours de ses 3 décennies de vie politique. Mais le Daily Ketchup, un autre podcast populaire, l’a reçu pendant une heure et demie. «Même si le gouvernement s’ouvre, je ne suis pas sûr que les médias sachent quoi faire», tellement ils ont «été habitués à un certain style de couverture de l’information», relève P.N. Balji, un journaliste spécialiste de l’univers médiatique singapourien. Depuis que la popularité des podcasts décolle, l’opposition n’a pas perdu de temps. Harpreet Singh, un candidat débutant pour le parti des travailleurs, a fait l’objet d’un épisode de Yah Lah But qui a attiré près de 100.000 vues, un chiffre énorme pour une longue interview à Singapour. L’épisode du Daily Ketchup sur le dirigeant du SDP Chee Soon Juan, enregistré mi-avril, a lui recueilli 126.000 vues, ce qui prouve la «demande latente» pour ce type de formats avec des politiciens, explique Jonathan Chua, l’un des animateurs. En janvier, le Daily Ketchup avait réussi un coup d’éclat en décrochant une interview du Premier ministre Lawrence Wong, qui affiche 269.000 vues à ce jour. Les podcasts ont «considérablement élargi l’accès de l’opposition au public», selon Cherian George, un expert en politique et en médias de Singapour. Cela «fait pression sur les médias traditionnels pour qu’ils réduisent leur parti pris en faveur de «l’establishment»», estime-t-il. Les animateurs de Yah Lah But sont convaincus que les podcasts joueront un rôle plus important à l’avenir.
«Les podcasts offrent une plateforme permettant de poser des questions vraiment difficiles que les médias traditionnels ne sont pas en mesure de poser», conclut Terence Chia.