Erenik Beqiri : un cinéma d’amour et d’exil

205

Prix Orizzonti à Venise, en compétition officielle à Cannes… avec ses courts métrages, Erenik Beqiri place l’Albanie sur la carte du cinéma mondial. Ses films décrivent ce que la pauvreté, l’émigration forcée et la violence font à l’amour. «On n’a pas tous les jours l’occasion de faire un film», assène le réalisateur. «Quand tu as l’occasion d’en faire un, tu dois véhiculer quelque chose qui marque profondément ta vie, la vie des autres. L’émigration en est une». S’il a choisi de rester en Albanie, l’exil est une partie de lui. «Il y a bien sûr des émotions et des sentiments qui sont les miens, tout ce que j’ai ressenti et observé autour de moi. Dans le quotidien de mes amis, de mes proches, des gens parmi lesquels je vis…». Selon les chiffres officiels, entre 1990 et 2020, au moins 1,68 million d’Albanais – soit 37% de la population, ont quitté leur pays. Un phénomène incontournable, que l’on soit candidat à l’exil ou cinéaste. «A Short Trip», tourné à Marseille en 2022, raconte l’histoire de Mira et Klodi, jeune couple albanais arrivé en France avec pour mission de trouver un mari à Mira, afin qu’elle obtienne la nationalité française. Ils devront pour cela apprendre à se détacher l’un de l’autre. Le propos du film, au-delà de l’émigration, «c’est la relation amoureuse de ces deux jeunes gens, les sacrifices auxquels ils doivent faire face à la recherche d’un avenir meilleur», explique le cinéaste. Erenik Beqiri avait le désir de raconter l’intime d’un couple rêvant d’un avenir meilleur. En imaginant leur quotidien, il a fini par écrire un récit de migration, un récit de l’Albanie, un des pays parmi les plus pauvres d’Europe. Né de parents artistes à la toute fin de la dictature – quand l’Albanie était encore l’un des pays les plus fermés au monde, il pense au cinéma depuis l’enfance, à la recherche des DVD des films qui ne passaient pas dans les rares salles de Tirana. «Dans mes deux films il est bien question d’émigration. Mais le vrai enjeu ce sont les relations entre les personnages: dans «The Van», entre un père et son fils, dans +A Short Trip+, entre deux jeunes gens. C’est quand les personnages sont vivants, qu’ils passent par des émotions intenses, que le film fonctionne», insiste Erenik Beqiri. Dans «The Van», sorti en 2019, Ben, jeune ouvrier albanais, veut faire de l’argent le plus vite possible pour payer son passeur et quitter l’Albanie. Pour cela, il affronte d’autres hommes contre de l’argent, à l’arrière d’un van. A chaque combat, plus de bleus et de blessures, et quelques billets qui iront directement dans la poche du passeur. Premier film albanais sélectionné en compétition officielle à Cannes, «The Van» ausculte sous une lumière crue la glauque réalité de l’émigration illégale. Comme dans tous ses projets, le réalisateur y a mis de lui. Car le vrai succès d’un artiste réside dans sa capacité «à partager avec les autres tous les tréfonds de son âme». Pour son producteur, Olivier Berlemont, le cinéma d’Erenik Beqiri est aussi «marqué par une audace narrative et visuelle, un style unique qui ne manquera pas de s’affirmer plus encore à l’avenir». Mais pour le cinéaste diplômé de l’Académie des Arts de Tirana, c’est le goût du travail collectif qui explique son succès. «Le succès d’un film, ce n’est jamais l’oeuvre d’une seule personne, c’est toujours le fruit d’un travail collectif», dit-il. Quant aux récompenses, elles comptent pour lui, mais pas seulement. Cela attire l’attention sur la cinématographie albanaise qui n’est pas si connue. «Il est vrai que les prix t’ouvrent le chemin du succès, mais une fois tout cela terminé, on se demande: qu’est-ce que je ferai après? Le film fait déjà partie du passé, alors il faut penser à ce qu’on fera demain». De sa vie privée, on ne saura rien, sinon qu’il est «amoureux». En résidence à Paris, il travaille sur un projet de long métrage, dont il ne veut rien dévoiler. Tout juste lâche-t-il: «Je veux juste faire le meilleur film».