Les conditions de travail au cinéma font irruption à Cannes

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Travailler dans le cinéma est un rêve qui tourne encore trop souvent au cauchemar. Au-delà des violences sexuelles, au 1er plan depuis #MeToo, la question plus générale de la «toxicité» d’un univers pas comme les autres a fait irruption à Cannes. Julie Gayet, Swann Arlaud, Jérémie Renier, Anthony Bajon, Romane Borhinger, Noée Abita… 123 acteurs et actrices du cinéma français ont profité du Festival pour dénoncer «un système dysfonctionnel qui broie et anéantit», entre agressions sexuelles, harcèlement moral, racisme… Ils s’alarment dans une tribune retentissante à «Libération» de conditions de travail à part, présentées comme «faisant partie du métier»: «il est temps que cela change». Juste avant l’ouverture du Festival, l’actrice Adèle Haenel avait ouvert la voie au débat, dans sa lettre à «Télérama» entérinant son abandon des plateaux: elle dénonçait notamment la «vacuité» et la «cruauté» du milieu. Ces prises de paroles restent rares. «La peur est un verrou puissant», ont expliqué les acteurs et actrices, dans un milieu où ceux qui dénoncent leurs conditions de travail, et notamment les petites mains, craignent le «blacklistage», comme l’appelle le syndicat CGT. Si les 123 interprètes ont choisi de briser le silence, c’est notamment pour protester contre la présentation en sélection officielle du dernier long-métrage de Catherine Corsini («Le retour»), la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Le film a été privé de ses aides publiques pour ne pas avoir déclaré comme il se doit une scène de sexe, simulée, avec une actrice mineure et des dénonciations anonymes ont fait état d’un climat délétère sur le tournage, conduisant l’instance paritaire du cinéma, chargée des conditions de travail, à dépêcher une enquête. La réalisatrice, comme la productrice Elisabeth Perez, ont balayé les accusations. «Jamais Catherine n’a harcelé qui que ce soit», a récusé Mme Perez, pointant qu’aucune preuve n’avait été apportée. Elle reconnaît cependant que la réalisatrice «est extrêmement angoissée», et même «par moments éruptive», et qu’elle a pu s’emporter contre son assistante. «Elle n’est pas méchante, il n’y a pas de perversité», a-t-elle assuré. Pour la CGT Spectacle, sélectionner ce film était «une insulte» aux équipes artistiques et techniques du métier, soumises dans le 7e art à de rudes conditions de travail. Car au-delà du «Retour», le syndicat dénonce dans le cinéma une «tyrannie au nom de l’art et du génie de la création et d’une toute-puissance du créateur démiurge et intouchable». «Ce discours est devenu inacceptable aux yeux de beaucoup de professionnels (…), notamment des plus jeunes». Des cinéastes, eux aussi, commencent à prendre conscience du sujet. A Cannes, Michel Gondry («Eternal Sunshine of the Spotless Mind», «La Science des Rêves») a présenté un film dans lequel il s’inspire de sa propre expérience de réalisateur atteint d’un trouble psychiatrique, sombrant dans «la mégalomanie» et la folie créatrice. Une forme de mea culpa au sujet des souffrances qu’il a pu infliger à ses collaborateurs, confrontés à «des demandes complètement absurdes» et frénétiques, lors de la post-production de «L’Ecume des jours» (2013). «On se rend compte (que ses propres collaborateurs) ont souffert dans des situations qu’on pensait acceptables ou normales, mais on ne se rendait pas compte de ce qu’elles (ces personnes) ont encaissé», a-t-il avoué. «Le réalisateur est au sommet de la cascade. Si on s’en prend au chef opérateur, il sera de mauvaise humeur contre l’éclairagiste, qui s’en prendra au preneur de son… On installe comme ça une ambiance toxique», a ajouté celui qui dit avoir depuis appris à «ne pas être malveillant». Des propos qui font écho à ceux de la cinéaste québécoise Monia Chokri, venue présenter la comédie «Simple comme Sylvain» et qui a profité de la tribune cannoise pour dénoncer «une espèce de violence» dans les rapports humains dans le cinéma, «particulièrement en France».