«L’homme qui a vendu sa peau», 1er film tunisien sélectionné aux Oscars

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C’est une fable politique déroutante à l’esthétique sophistiquée: «L’homme qui a vendu sa peau», 1er film tunisien sélectionné aux Oscars, suit un Syrien arrivant en Europe au prix d’un pacte faustien faisant de lui une oeuvre d’art vivante. Pour son 3ème long-métrage, la réalisatrice tunisienne Kaouther Ben Hania s’est aventurée hors de son pays natal, plongeant avec bonheur dans deux univers contrastés: celui des réfugiés et celui de l’art contemporain. Sam Ali, un jeune Syrien amoureux, se retrouve réfugié au Liban sans pouvoir rejoindre la femme de sa vie en Europe, faute de papiers. Alors qu’il joue les pique-assiettes dans des galeries d’art, il se voit proposer le visa tant espéré par un artiste qui souhaite en échange le lui tatouer sur le dos et l’exposer. L’histoire est en partie inspirée de celle de Tim Steiner, un jeune Belge qui a vendu à l’artiste Wim Delvoye le droit de tatouer, d’exposer ponctuellement puis de récupérer la peau de son dos après sa mort. Tourné en France, en Belgique et en Tunisie, le film – sorti mercredi en Tunisie, le 2 avril aux Etats-Unis où il est en lice aux Oscars décernés le 25 avril – est avant tout une plongée dans le monde de l’art contemporain en Europe. La réalisatrice en reprend les codes dans ses images aux couleurs et lumières léchées, à la photographie travaillée, tout en soulignant sa cruelle absurdité et celle de tout un système qui laisse voyager les objets plus facilement que les hommes. Ni vraiment drame, ni vraiment comédie, le film alterne entre un ton grinçant et tendre, jamais désespéré, mais jamais complètement optimiste. L’actrice italienne Monica Bellucci, en «fausse blonde» qui veut «cacher ses origines» moyen-orientales, souffle le chaud et le froid. L’acteur syrien Yahya Mahayni, en doux rêveur épris de liberté qui se heurte à un pilier du système comme l’a fait toute une jeunesse en Syrie depuis 2011, oscille du bonheur à la colère. «Je n’en pouvais plus du discours victimaire sur les réfugiés», explique Kaouther Ben Hania. «Mon intention dès le départ, c’est d’en faire un héros contemporain, qui sort par le haut et tourne l’aventure à son avantage». Comme le réfugié syrien, «j’ai été confrontée à des problèmes de papiers pour partir en France: en tant que Tunisiens, on est tous confrontés à ces visas». Ses 3 premières créations, dont «La belle et la meute» sur l’épopée d’une jeune fille cherchant justice après un viol, ou «Zeineb n’aime pas la neige», un documentaire sur l’exil d’une adolescente tunisienne, ont tous été primés. Mais cette nomination aux Oscars, la 1ère pour un film tunisien, «c’est énorme», reconnaît Mme Ben Hania, qui regrette néanmoins le peu de soutien institutionnel au cinéma en Tunisie. «L’homme qui a vendu sa peau», a été co-produit par 25 partenaires internationaux – France, Tunisie, Belgique, mais aussi Suède, Allemagne ou Qatar. Réunir le budget de 2,5 millions d’euros a été «un sacerdoce», explique Nadim Cheikhrouha, l’un des coproducteurs, soulignant que le projet avait failli sombrer en mars 2020 faute de fonds. Si cette large coproduction a amené son lot de complications, «certaines contraintes ont finalement servi le film», souligne-t-il. Elles ont permis de recruter un chef opérateur allemand – «une rencontre incroyable» – et d’avoir accès au Musée royal de Bruxelles «qui avait justement une rétrospective Wim Delvoye». Mais «L’homme qui a vendu sa peau» dispose de moins de moyens pour faire sa promotion que ses concurrents aux Oscars dont certains sont adossés au distributeur américain HBO, regrettent les producteurs. Mme Ben Hania espère que cette nomination permettra de pouvoir faire ses prochains films «un peu plus facilement». Elle compte concrétiser bientôt un film «à la lisière des genres» entre le documentaire et la fiction, sur lequel elle travaille depuis 2016.