Turquie : les génies et l’apocalypse à l’assaut des salles obscures

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Le vieil homme s’agite, à genoux devant une bâtisse en ruines à la porte fracassée, tentant désespérément de chasser les mauvais esprits – une croyance répandue dans la société turque. Les caméras virevoltent autour de l’acteur et le réalisateur Metin Kuru l’encourage à donner du sien: le nombre de prises est limité pour tenir un budget serré. Ce nouveau long-métrage, réalisé à Bursa avec les moyens du bord, doit alimenter une industrie en plein essor en Turquie pour répondre à l’appétit des spectateurs. Malgré la crise économique que traverse le pays, plus d’un nouveau film d’horreur sort chaque semaine en salles – 60 sorties sont programmées cette année. «J’essaie de faire le moins d’erreurs [techniques] possible», explique M. Kuru entre deux scènes de «Muhr-u Musallat 2 – Yasak Dügün» («Le sceau hanté 2 – Mariage interdit»).Tourner dans l’obscurité l’aide: «La palette de couleurs des films d’horreur n’est pas très variée, ça permet de tourner avec des caméras moins coûteuses, moins de lumières et des équipes réduites», glisse-t-il. Jusqu’aux années 1990, la Turquie produisait peu de films d’horreur. Pour la critique de cinéma Gizem Simsek Kaya, enseignante à l’université Kültür d’Istanbul, leur développement tient aux évolutions de la société turque. «Le recul des superstitions au profit de la science a commencé à s’estomper à la fin des années 1990», peu avant l’arrivée au pouvoir du président Recep Tayyip Erdogan, issu de l’islam politique, estime la critique. Les films d’horreur à connotation religieuse sont devenus populaires dans le sillage de «Büyü» («Le sortilège»), sorti en 2004, et ont touché de nouveaux publics deux ans plus tard avec la série «Dabbe», du nom d’une figure de l’Apocalypse dans le Coran. En neuf ans, le réalisateur de «Dabbe», Hasan Karacadag, a tourné six longs-métrages et battu plusieurs records au box-office turc. «Siccin», une autre série de films d’horreur, s’impose à son tour à partir de 2014. «Certaines tendances islamiques et la montée du conservatisme ont joué un rôle», juge Gizem Simsek Kaya. Les films d’horreur turcs tournent principalement autour des génies – des esprits invisibles de la mythologie islamique. Un casse-tête pour la maquilleuse Yesim Vatansever: non seulement les génies sont censés être invisibles, mais il en existe plus de 70 types … «Il serait beaucoup plus simple de montrer un extraterrestre», lâche-t-elle. Selon Gizem Simsek Kaya, les films de vampires à l’occidental heurtent les sensibilités religieuses en Turquie: «Cela équivaut à une forme de  «shirk»», le péché d’idolâtrie, explique-t-elle. Les fantômes aussi posent problème. «Dans l’islam, le cadavre n’est vu que recouvert d’un linceul. Lorsque vous essayez de ressusciter quelqu’un ou quelque chose, il doit retirer le linceul et marcher nu», rappelle Mme Kaya. Dans un film, se souvient-elle, un homme trouvait un pantalon dans la rue après avoir déchiré son linceul: «Au moment où il l’a enfilé, le film s’est transformé en comédie». Toutes ces contraintes contribuent à uniformiser la production turque au détriment de l’industrie. «Les films sont tournés en quelques jours et le matériel est médiocre», relève Gizem Simsek Kaya. «Jusqu’à cette année, je n’avais encore jamais vu un «message d’erreur» apparaître accidentellement dans un film projeté au cinéma», ironise-t-elle. Signe de négligence au montage. La scénariste Ozlem Bolukbasi reconnait que les films déçoivent souvent les attentes du public. «Mais les budgets et les productions sont limités», plaide-t-elle. «Malgré cela, attirons-nous toujours le public? La réponse est oui». Les tournages attirent aussi les curieux. Des villageois ont afflué pour voir les acteurs du «Sceau hanté 2 – Mariage interdit» et son vieil homme agenouillé.