Arabie saoudite : Clubhouse, entre débats libres et peur de répression

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Réforme politique, racisme, droits des personnes transgenres: ces sujets particulièrement sensibles en Arabie Saoudite font l’objet de débats tous azimuts sur l’application Clubhouse, mais les risques de surveillance effraient ses utilisateurs dans cet Etat autoritaire contrôlant étroitement internet. Interdite en Chine, la plateforme est devenue ultra populaire dans le monde depuis son lancement au printemps 2020 grâce à ses salons de discussion audio et elle gagne du terrain dans les riches pays du Golfe, jeunes et ultra-connectés mais aux régimes particulièrement réfractaires à la liberté d’expression. En Arabie saoudite, les «trolls» nationalistes et la répression gouvernementale des critiques sur internet ont largement étouffé les débats sur Twitter ou Facebook. «Clubhouse est populaire parce qu’il y a une pléthore d’intellectuels saoudiens souhaitant débattre de multiples sujets qui pourraient être considérés comme tabous ou censurés dans l’espace public», explique Amani al-Ahmadi, une militante saoudienne exilée aux Etats-Unis. Elle a récemment animé une discussion sur Clubhouse autour du «racisme en Arabie saoudite». La réaction des trolls n’a pas tardé: Twitter a rapidement été inondé de captures d’écran et de vidéos révélant l’identité et les opinions des participants. Une opération qui a ainsi révélé une faille car le règlement de Clubhouse interdit l’enregistrement des conversations. Un salon de discussion consacré à la récente libération conditionnelle de la militante féministe Loujain al-Hathloul a dû être fermé après que des intervenants ont menacé de dénoncer publiquement les participants, selon deux sources ayant eu connaissance de la session. «C’est une nouvelle plateforme encore et il y a beaucoup d’inquiétudes en matière de sécurité», constate Mme Al-Ahmadi. En Arabie saoudite, l’autocensure y a déjà commencé. Malgré les risques, les conversations vont bon train. Dans un salon, une Saoudienne a déploré le manque de libertés civiles dans la monarchie absolue: «Penser librement coûte cher, cela peut vous coûter la vie ou des années en prison», a-t-elle déclaré, selon des participants. Dans une autre conversation, une Saoudienne a salué l’ouverture du marché du travail aux femmes tout en déplorant le mécontentement de «beaucoup d’hommes». Un salon de discussion a même permis à une personne transgenre vivant dans le royaume ultraconservateur de partager ses expériences d’agression et de harcèlement sexuels, selon des utilisateurs. Ces conversations libres déclenchent la fureur de partisans du gouvernement, qui appellent l’Etat à sévir. «L’acrimonie que ses discussions peuvent générer pourrait nuire à la société dans son ensemble, sans aucune contrainte organisationnelle ou éthique», a fustigé le journaliste Salmane al-Dossari dans un article intitulé «Le dilemme moral de Clubhouse», publié dans le journal saoudien panarabe «Asharq Al-Awsat». Dans une vidéo publiée sur internet, l’universitaire saoudien Fahad al-Otaibi a même parlé d’un «risque pour la sécurité nationale». Les autorités du royaume, où des dissidents ont été emprisonnés pour des tweets, n’ont pas réagi publiquement à ce stade. Les adeptes de Clubhouse craignent un scénario à la Twitter, qui a été infiltré par des cyber-armées pro-gouvernementales pour intimider les critiques du pouvoir, déformer leurs propos et relayer la propagande d’Etat. Pour Ahmed Gatnash, cofondateur de Kawaakibi Foundation, une ONG de défense des droits humains au Moyen-Orient, Clubhouse «comble un énorme vide». «Je crains que le gouvernement saoudien ne réprime en interdisant l’application, ou qu’il ne surveille les salons et n’arrête les gens pour avoir exercé leur droit à la liberté d’expression, comme il l’a fait avec Twitter ces dernières années», confie-t-il.