Bernard Pivot, un lecteur minutieux plus connu du grand public que nombre des écrivains qu’il a interviewés

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Bernard Pivot, décédé lundi à l’âge de 89 ans, est l’homme qui a fait lire les Français, finissant par être plus connu du grand public que nombre des écrivains qu’il a interviewés ou primés avec le Goncourt. Un livre à la main, sa paire de lunettes dans l’autre: l’image du présentateur de la plus populaire des émissions de littérature reste gravée dans les mémoires. «Apostrophes» a duré 15 ans, de 1975 à 1990, suivie par des millions de téléspectateurs. Et certains extraits ont toujours un gros succès sur internet. Ainsi quand a surgi en janvier 2020 l’affaire Gabriel Matzneff, qui a bénéficié d’une grande complaisance alors qu’il avait des relations sexuelles avec des mineures, on a beaucoup revu une émission de mars 1990 dont l’écrivain était invité. Avec 30 ans de recul, la séquence choque. «Aujourd’hui, la morale passe avant la littérature. Moralement, c’est un progrès», se défendra Bernard Pivot. La popularité du journaliste littéraire, qui rassemblait près d’un million d’abonnés sur Twitter, n’a pas été entamée par cette polémique, mais il choque en septembre 2019 avec un tweet jugé sexiste à propos de l’activiste suédoise Greta Thunberg. D’autres se souviennent de lui, vêtu de la vieille blouse grise des instituteurs, comme celui qui tenta de réconcilier les francophones avec l’orthographe en organisant, à partir de 1985, les Dicos d’or, championnat d’orthographe vite devenu international. En 2004, il est le 1er «non-écrivain» coopté au sein de l’Académie Goncourt. Il en devient le président en 2014 et s’en retire fin 2019. Il a signé 3 romans: «L’Amour en vogue» (1959), qu’il ne trouve pas sérieux, «Oui, mais quelle est la question?» (2012) et «…mais la vie continue» (2021), proches de l’autofiction. Plusieurs essais également, sur la langue française mais aussi sur ses deux autres grandes passions: le vin et le football. Né à Lyon le 5 mai 1935, dans une famille de petits commerçants, il a passé son enfance dans le Beaujolais et était connu pour être un amateur éclairé des vins de ce terroir. On lui doit un «Dictionnaire amoureux du vin» (Plon, 2006). En football, c’était un fidèle de l’AS Saint-Etienne et de l’équipe de France. Il se définissait avant tout comme journaliste, un métier dont il a connu toutes les facettes. Après des débuts comme stagiaire au «Progrès de Lyon», il entre au «Figaro littéraire» en 1958. Chef de service au «Figaro» en 1971, il démissionne en 1974 après un désaccord avec Jean d’Ormesson (qui deviendra son invité télé le plus fréquent). Il passe par «Lire», «Le Point», «Le Journal du dimanche». C’est le jour de l’an 1967 que Pivot apparaît pour la 1ère fois à la télévision. En 1974, après l’éclatement de l’ORTF, il a l’idée d’«Apostrophes», diffusé pour la 1ère fois sur Antenne 2 le 10 janvier 1975. Cette émission qu’il anime en direct est indétrônable le vendredi soir. On y rit beaucoup, on rivalise d’esprit, on fume et on boit, on s’insulte, on s’embrasse… Le public adore, les ventes suivent. Les géants des lettres se succèdent dans ce salon d’un nouveau genre où Pivot sait créer une intimité et réunir des duos improbables. Cavanna essaie de faire taire un Charles Bukowski ivre mort avec un fameux «Bukowski, je vais te foutre mon poing dans la gueule!». Soljenitsyne y défend «L’Archipel du goulag» et ses mémoires. Marguerite Duras lui avoue: «On boit parce que Dieu n’existe pas». Sagan, Barthes, Nabokov, Bourdieu, Eco, Le Clézio, Modiano, Levi-Strauss ou encore le président Mitterrand seront ses invités. Facétieux et lecteur minutieux, il soumet ses invités au «questionnaire de Pivot», inspiré de celui de Proust. Quand «Apostrophes» s’arrête, l’infatigable journaliste crée «Bouillon de culture», toujours sur le service public, à l’horizon plus large que les livres. Quand l’émission cesse en juin 2001, le dernier numéro rassemble 1,2 million de téléspectateurs.