Festival de Cannes: Shahrbanoo Sadat représente à 26 ans son pays, l’Afghanistan

619

On ne peut pas rater ses lunettes : larges comme des soucoupes, elles dévorent la moitié de son visage. Grâce à elles, Shahrbanoo Sadat a réussi un exploit, représenter à 26 ans l’Afghanistan, son pays, au Festival de Cannes. La réalisatrice de «Wolf and Sheep» (le loup et le mouton), présenté à la Quinzaine des réalisateurs, l’affirme: elle a toujours aimé braver les interdits. Il fallait bien ça pour que cette jeune femme, née tellement myope qu’elle ne pouvait distinguer une pomme sur un arbre, en arrive à tourner des films dans un pays encore très patriarcal.

Petite, «l’école la plus proche était une école de garçons, située dans la vallée voisine, six heures de marche aller-retour chaque jour. Eh bien je l’ai fait, pendant deux ans, c’était complètement fou», se souvient-elle. «C’est la femme la plus forte et la plus confiante que je connaisse», témoigne sa productrice Katja Adomeit, basée au Danemark, qui a travaillé le plus souvent via Facebook avec elle. Cheveux bruns, silhouette frêle, sourire aux lèvres, celle qui vit aujourd’hui à Kaboul chronique dans son film l’amitié de deux enfants dans un village reculé de montagne, dans le centre de l’Afghanistan. Un monde que Shahrbanoo Sadat connaît intimement depuis qu’à onze ans ses parents, réfugiés à Téhéran, décident de rentrer au pays, d’où les talibans viennent d’être chassés, après le 11 septembre 2001. «Un cauchemar», se souvient cette benjamine d’une famille de cinq enfants: «mes parents m’ont enlevée de la grande ville (iranienne) pour un petit village au milieu de nulle part». Au village, l’électricité n’est pas encore arrivée. «C’était comme un retour vers le passé», raconte la cinéaste. Son père cultive les champs, sa mère s’occupe du foyer. «On partait vraiment de zéro, les gens recommençaient tout juste à respirer». S’ajoute pour Shahrbanoo Sadat la prise de conscience de sa différence: «je parlais avec un accent, j’étais née ailleurs. J’étais une sorte de pièce rapportée et je n’avais pas d’amis». Ces «sept dures années», jusqu’à son départ à 18 ans pour l’université à Kaboul, ont nourri son film, où l’on voit deux enfants confrontés aux rigidités de la société traditionnelle.

Le film exploite aussi les légendes qui se racontent dans les villages: «les gens croient vraiment qu’ils ne sont pas seuls, qu’il y a d’autres êtres, des événements surnaturels», explique-t-elle. Shahrbanoo Sadat en a tiré un regard singulier sur son pays, rarement montré au cinéma. «La guerre, les questions politiques, la drogue, la violence ou les droits de l’homme, ce sont des idées très importantes mais en même temps, ce n’est pas tout l’Afghanistan. Il y a d’autres histoires» à raconter, martèle la jeune femme. Pour ce faire, Shahrbanoo Sadat, enfin dotée de lunettes, a intégré à Kaboul en 2009 un atelier de cinéma avec une structure française, les Ateliers Varan. «Elle a une sensibilité de documentariste, elle cadre à la hauteur de la personne» qu’elle filme, salue sa monteuse de l’époque, Khadicha Bariha. En 2010 c’est la Cinéfondation, la résidence artistique du festival de Cannes, qui lui ouvre ses portes.

Shahrbanoo Sadat ne compte pas s’arrêter en si bon chemin, et a déjà un deuxième long-métrage en projet. Mais avant, elle veut régler une dette envers son village, en y projetant son film, qu’elle a dû pour des raisons de sécurité se résoudre à tourner au Tadjikistan voisin.