L’art a-t-il tous les droits pour en rendre compte des chapitres sanglants de l’Histoire ?

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Littérature, peinture et cinéma ont accouché d’innombrables chefs-d’oeuvre sur les chapitres sanglants de l’Histoire, rendant l’impensable intelligible. Mais l’art a-t-il tous les droits pour en rendre compte? Une conférence a réuni ce week-end à Copenhague victimes d’attentats et auteurs de fiction pour débattre du traumatisme des survivants et de leurs familles, à quelques semaines de la sortie d’un film controversé sur les attaques jihadistes de Copenhague en 2015. Si les participants ne contestent pas la liberté absolue de création, ils appellent de leurs voeux une certaine distance temporelle entre l’acte de violence et sa traduction artistique. Pour Maryse Wolinski, veuve du dessinateur français Georges Wolinski, mort sous les balles des jihadistes qui ont décimé la rédaction du journal satirique «Charlie Hebdo» en 2015, «c’est tellement violent qu’il n’y a pas besoin de fiction sur une affaire pareille», la force de l’art n’atteignant jamais à ses yeux la réalité de l’horreur. Mais «il est difficile de parler de limites quand on parle liberté d’expression», dit-elle. Elle-même a «tenté de surmonter le drame par l’écriture». Au Danemark, «Krudttønden» («The Day We Died») retrace la journée du 14 février 2015, lorsqu’un Danois d’origine palestinienne a ouvert le feu contre un débat sur la liberté d’expression avant d’attaquer la synagogue de Copenhague, tuant 2 personnes et blessant cinq policiers. A sa sortie le 5 mars, le long-métrage sera interdit aux moins de 15 ans. «Il ne s’agit pas d’un documentaire mais d’un récit libre qui est toutefois assez proche de la réalité», a indiqué le plasticien Lars Vilks, cible du 1er attentat de Copenhague, menacé de mort pour avoir caricaturé le prophète Mahomet avec un corps de chien en 2007. Le réalisateur Ole Christian Madsen, proche de la 1ère victime tuée dans les attentats – le cinéaste Finn Nørrgard – défend le devoir de mémoire. «Il faut raconter les histoires de cette nuit autant que possible», plaide-t-il. «Vous avez besoin d’un récit pour mieux comprendre ces événements et ainsi aider le processus de guérison. L’Angleterre, la France et les États-Unis ont toujours fait de la fiction sur leurs tragédies nationales, leur identité est à de nombreux niveaux très affectée par la fiction». Si Pablo Picasso a commencé à peindre Guernica quelques jours seulement après le bombardement de la ville éponyme pendant la guerre d’Espagne le 26 avril 1937, pour les survivants, la fiction doit respecter le temps du deuil. «Quand j’en ai parlé avec mon fils aîné, il a dit: «Mon plus grand traumatisme va être un divertissement pour les autres». C’est exactement ça», affirme la co-organisatrice de la conférence, Mette Bentow, survivante de l’attaque contre la synagogue. «Bien sûr qu’on peut faire des films par exemple sur l’Holocauste, les films de fiction peuvent aider à comprendre et à cicatriser», convient-elle. Mais «une liberté d’expression totale va de pair avec une certaine responsabilité (…) car le point de vue (du réalisateur) va prendre valeur de fait dans l’esprit de beaucoup de gens». Lorsque le sang n’a pas fini de sécher, les artistes doivent éviter les impairs susceptibles de trahir les survivants ou travestir les faits, renchérit Eirik Mortensen. Ce jeune acteur est un rescapé des attentats perpétrés en 2011 en Norvège par un militant d’extrême droite, qui avait tué 77 personnes en faisant exploser une bombe près du siège du gouvernement à Oslo, puis en ouvrant le feu sur un rassemblement de la Jeunesse travailliste. «En tant qu’artistes, il en va de notre responsabilité de parler de terrorisme mais il faut le faire dignement», dit-il. Le risque d’esthétisation, d’atténuation de l’horreur, guette pour qui s’empare de sujets aussi sensibles. «Provoquer est nécessaire et inévitable quand on parle d’un attentat terroriste», estime Erik Mortensen.