Le Conservatoire national du jeu vidéo sauvegarde la mémoire du secteur

788

Des notes de travail des années 80, de vieux contrats de programmeurs ou des piles de magazines spécialisés… le Conservatoire national du jeu vidéo français (CNJV), à Chalon-sur-Saône, sauvegarde la mémoire d’un secteur habituellement tourné vers son avenir. C’est une industrie «jeune mais déjà presque quinquagénaire», lance son créateur Bertrand Brocard. Pionnier du jeu vidéo français dans les années 80, il rassemble avec quelques bénévoles ce qui a survécu de cette époque et cherche à «convaincre les producteurs actuels de garder leurs archives pour le futur». Sur des étagères, à côté d’ordinateurs Amstrad éteints depuis longtemps, s’alignent des boîtes en carton remplies de vieux papiers.Ici, des croquis d’Astérix et Obélix validés par le dessinateur Uderzo, pour un jeu sorti en 1993. Là, le programme complet de «Meurtre à grande vitesse», qui date du milieu des années 80 et qui tient sur quelques feuilles A4. Les jeux d’aujourd’hui sont plus volumineux, «mais le système de jeu, le côté ludique, n’a pas beaucoup changé», affirme Bertrand Brocard. Quand il a créé le CNJV en juin 2016, il a apporté ses propres archives, de l’entreprise Cobrasoft, qu’il a fondée dans les années 80 à Chalon-sur-Saône, et de l’ancien poids lourd français du jeu vidéo, Infogrames Entertainment, avec lequel il a travaillé. Deux compagnies qui ont aujourd’hui disparu avec leurs archives, comme beaucoup d’entreprises du secteur. La plupart des documents sont récupérés directement dans le garage ou le grenier de concepteurs de jeux à la retraite. Véritable base de données de 70 mètres carrés, le local de M. Brocard est pour l’instant réservé aux professionnels du jeu vidéo ou aux chercheurs. Mais plusieurs expositions sont en projet, à Chalon-sur-Saône ou à Villeurbanne, pour mettre en valeur les trouvailles du conservatoire. Des disquettes au contenu parfois illisible, faute de disposer encore du logiciel idoine, des photos d’époque, … «On a même retrouvé une cassette d’une session de travail où on entend le créateur du jeu, le programmeur et le graphiste en train de discuter», raconte le conservateur. «C’est inouï, parce qu’on se rend compte comment une entreprise du jeu vidéo pouvait vivre dans les années 80 et 90», indique Guillaume Montagnon, qui écrit un livre sur l’histoire du jeu vidéo en France. Le chercheur s’intéresse à «tout ce qui est comptabilité, contrats, catalogue: ces documents permettent de resituer dans un contexte précis et de dater les logiciels». Une démarche parallèle au «rétrogaming», qui voit revenir à la mode les anciens jeux vidéos, selon lui. Les passionnés «vont s’intéresser à l’histoire d’un jeu en particulier. Et donc, comment il a été fait à l’époque», parfois pour adapter le jeu sur téléphone mobile.Il y a aussi «un travail d’urgence» à interroger les premiers acteurs du secteur tant qu’ils sont encore en vie. «Aujourd’hui je pense qu’on regrette de ne pas avoir d’interview des frères Lumière, faites par des historiens, des chercheurs» avant leur mort, ajoute M. Montagnon. Les initiatives de conservation sont encore rares dans le monde, peut-être parce que le jeu vidéo est une «culture populaire» qui «a toujours eu un côté scandaleux, sulfureux», analyse le chercheur. «Notamment dans les années 90», parce que ces jeux étaient associés au déclenchement de crises d’épilepsie, à la violence ou l’addiction. Pour Bertrand Brocard, «l’Etat a un rôle à jouer, une responsabilité, et pas simplement en rajoutant un budget sur la Bibliothèque nationale» de France (BNF), avec laquelle le conservatoire a organisé un colloque sur le sujet en décembre. «Ce qu’on fait, c’est vraiment d’intérêt public. C’est pas juste pour se faire plaisir», insiste-t-il. En attendant, à 65 ans, l’ancien créateur de jeux vidéos consacre une grande partie de son temps à «dépouiller, indexer, archiver» lui-même les cartons. «Si rien n’est fait, ça va disparaître».