Suspension des comptes de Trump: le dilemme des réseaux sociaux

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Plusieurs géants des réseaux sociaux ont franchi une étape cruciale en suspendant le compte du président américain Donald Trump, mais doivent désormais peser les conséquences de cette décision face à leur volonté affichée de promouvoir la liberté d’expression. Après les émeutes du Capitole le 6 janvier, des plateformes ont coupé l’accès à leurs services au milliardaire républicain. Twitter et Snapchat ont suspendu son compte de manière permanente, Facebook l’a empêché de publier «jusqu’à nouvel ordre» et YouTube, filiale de Google, lui a interdit de mettre en ligne de nouvelles vidéos pendant au moins une semaine. Ces mesures radicales mettent à mal l’idée de neutralité des réseaux sociaux, simples supports permettant à tous les points de vue de s’exprimer également. «L’interdiction de Donald Trump a été le franchissement du Rubicon pour ces entreprises et elles ne peuvent pas revenir en arrière», estime Samuel Woolley, chercheur à l’école de journalisme de l’Université du Texas. «Jusqu’à présent, leur but principal était de promouvoir la liberté d’expression, mais les événements récents ont montré qu’elles ne pouvaient plus faire cela». Le patron de Twitter, Jack Dorsey, a défendu la suspension de M. Trump la semaine dernière tout en admettant qu’elle établissait un «précédent dangereux». Twitter, et les autres grands réseaux, pourraient en effet se voir contraints de prendre des mesures similaires dans d’autres pays. Avant la suspension du compte Twitter de Donald Trump, qui y comptait plus de 88 millions d’abonnés, le réseau aux gazouillis se montrait assez laxiste face aux publications des dirigeants mondiaux, les jugeant d’intérêt public même lorsqu’elles contenaient des propos incendiaires. La suspension soudaine de M. Trump révèle le pouvoir immense acquis par un petit nombre de réseaux dans la circulation de l’information, note Bret Schafer, chercheur pour le groupe Alliance for Securing Democracy. «Une des choses qui les a poussés à agir est le fait que la rhétorique du président s’est matérialisée en violence dans le monde réel», souligne M.Schafer. Mais le spécialiste souligne aussi les incohérences dans la mise en oeuvre de ces mesures dans le reste du monde, notamment dans les régimes autoritaires. «Il y a un débat légitime sur le fait que les dirigeants de ces pays peuvent posséder un compte alors que leurs citoyens en sont privés et ne peuvent pas prendre part à la conversation», explique M. Schafer. La pression pour un renforcement de la régulation des grandes plateformes numériques devrait encore s’amplifier à la suite des émeutes du Capitole. Mais pour Karen Kornbluh, chercheuse au German Marshall Fund, tout effort en ce sens se doit d’être modeste pour éviter que le gouvernement ne régule la parole en ligne. Mme Kornbluh juge que les plateformes devraient avoir un «code de conduite» transparent, limitant la désinformation et les incitations à la violence, et devraient être tenues responsables en cas de manquement. «Je ne pense pas qu’on veuille réguler l’internet», affirme la chercheuse. «On veut appliquer des protections hors-ligne pour les droits de l’individu». Les plateformes pourraient aussi utiliser des sortes de disjoncteur pour empêcher la propagation de contenu incendiaire, sur le modèle de ceux utilisés à Wall Street en cas de volatilité extrême sur les marchés. Pour Daniel Kreiss, professeur et chercheur à l’université de Caroline du Nord, les grands réseaux «vont devoir revoir leurs règlements de fond en comble». «Cette situation révèle vraiment le pouvoir de ces entreprises de prendre des décisions pour savoir qui sera affecté dans la sphère publique», indique M. Kreiss. Il ne s’agit pas seulement de «liberté d’expression, mais aussi de liberté d’amplification. Mais comme il s’agit d’entreprises privées, elles disposent d’une bonne dose de flexibilité pour fixer leurs propres règles», en conclut-il.