«Il faut fuir les villes» : le constat de l’auteur de BD Jean-Marc Rochette

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«Plus personne ne passe l’hiver ici depuis 1962»: d’ici quelques jours, la vertigineuse route de la Bérarde sera coupée pour quatre longs mois et Jean-Marc Rochette entamera une retraite vouée au travail, au ski de randonnée et à l’observation des bêtes sauvages. A l’instar des personnages de son nouvel album, «La dernière reine», l’auteur de bande dessinée a fait ce constat: «il faut fuir les villes». Ce sera son troisième hiver passé intégralement dans un petit hameau du massif des Ecrins (Isère) au côté de sa compagne, son chat et quelques poules, entouré de parois verticales filant vers des cimes de 4.000 mètres d’altitude. La route une fois fermée car très exposée aux avalanches, plus de visites à part un voisin résidant dans un hameau proche ou des skieurs de passage. «Cela ne m’angoisse pas», s’amuse l’artiste de 66 ans, qui a entreposé dans sa cave une centaine de kilos de patates de sa production, quarante truites à cuisiner, des fruits et légumes en quantité. «Je revis comme mes grands-parents. Ma grand-mère ardéchoise n’était jamais allée à Valence», dans la vallée. La retraite se veut studieuse: «4 mois de travail, de concentration, sans sollicitation». Côté distractions, il y a un sauna et un bain scandinave dans le jardin, la lecture au coin du feu et les randonnées à ski. «La montagne ici est un monstre». Mais c’est aussi un endroit «mystique, où il y a un rapport à l’éternité», relève-t-il. «Le tout c’est d’être très à l’écoute de la nature. Si c’est avalancheux, il ne faut pas bouger», note celui qui plus jeune se voyait guide de haute montagne, jusqu’à ce qu’un grave accident d’escalade le dévie de sa voie. Des événements racontés dans l’album autobiographique «Ailefroide, Altitude 3.954», sorti en mars 2018.Et puis il y a les animaux, chamois, lièvres et renards: ils «sentent qu’il n’y a plus d’hommes et ils descendent. On les voit par la fenêtre», sourit dans sa barbe blanche M. Rochette, également auteur d’un bestiaire des Alpes et d’une bande dessinée dédiée au loup. L’album «La dernière reine» s’ouvre sur un hommage au dernier ours du massif du Vercors, abattu en 1898 par un berger et conservé depuis, empaillé, dans un musée de Grenoble. «On en tuait cinq par an dans les années 1850. Il y avait énormément d’ours dans le Vercors» à l’époque, souligne M. Rochette, qui les dépeint dans son ouvrage dans une nature totalement vierge 100.000 avant JC, puis à différentes époques, face aux hommes. Dans son livre, un chasseur, membre d’une tribu vivant 30.000 ans avant notre ère, prédit «le début du temps des ténèbres» lorsque disparaîtra le dernier d’entre eux, la «dernière reine». Le livre, aux couleurs sombres, voire «crépusculaires», a pour trame principale l’histoire d’Edouard, un colosse roux défiguré pendant la Grande Guerre et contraint de dissimuler sa tête sous un sac jusqu’à ce qu’une sculptrice parisienne, Jeanne, lui refaçonne un visage. La jeune femme le suit de la butte Montmartre, à Paris, où elle fréquente les cercles artistiques des années 1920 jusqu’aux hauts plateaux du Vercors où elle est envoûtée par la majesté et la sauvagerie des lieux, et où elle décide de s’établir avec lui. L’histoire tournera au drame mais ses héros, de par leur grande liberté, «font tout vibrer, surtout elle». Paru en octobre, l’album s’est vendu à quelque 40.000 exemplaires et a, entre autres distinctions, été couronné meilleur livre de l’année, toutes catégories confondues, par le magazine Lire. Il doit aussi être adapté pour le grand écran à l’horizon 2026. Jean-Marc Rochette, qui se définit lui-même comme «un anarchiste qui ne met pas de bombes», aura dédié 3 années entières de sa vie à l’ouvrage, signant intégralement scénario, dessins et couleurs. Au point de craquer physiquement au dernier jour, «un peu comme les marathoniens qui s’effondrent sur la ligne d’arrivée». «La dernière reine, comme dirait l’autre, c’est moi», plaisante l’auteur.