L’artiste américain Beeple incarne la fièvre des collectionneurs numériques

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Il n’avait vendu aucune oeuvre il y a six mois, mais jeudi, une de ses créations, entièrement virtuelle, a frôlé les 70 millions de dollars aux enchères: l’artiste américain Beeple incarne la fièvre des collectionneurs numériques, qui déversent des milliards sur un marché en pleine explosion. Les chiffres le font sourire, et il semble en falloir plus pour déstabiliser ce père de famille de Charleston, en Caroline du Sud. A 39 ans, Beeple – Mike Winkelmann de son vrai nom – garde les pieds sur terre, même s’il avoue que tout cela lui donne un peu «le tournis». Après deux semaines d’enchères en ligne organisées chez Christie’s – 1ère fois que la maison d’enchères propose une pièce 100% virtuelle – son «Everyday: the First 5.000 days», a été adjugé pour le montant record de 69,3 millions de dollars. Le propulsant dans la catégorie des artistes les plus chers de leur vivant, juste derrière David Hockney ou Jeff Koons. Fin février, une autre de ses oeuvres, «Crossroads», s’était revendue 6,6 millions de dollars (dont Beeple a touché 10%) sur la plateforme Nifty Gateway, spécialisée dans les oeuvres virtuelles.Pourtant, Mike Winkelmann, allure passe-partout et lunettes sages, n’a rien d’un excentrique créé par le marché de l’art. L’oeuvre proposée chez Christie’s s’appuie sur un projet atypique de long terme, celui de réaliser, chaque jour, une oeuvre, sans interruption, pour progresser en dessin et graphisme. Concepteur de sites internet lassé par son emploi, Mike Winkelmann s’est lancé en mai 2007 dans «Everyday» et en est désormais à 5.062 jours consécutifs. «The First 5.000 days» réunit, sous forme numérique, ses 5.000 premiers dessins et animations. Pendant 14 ans, il a accumulé près de deux millions d’abonnés sur Instagram et collaboré avec de grandes marques ou des musiciens célèbres, attirés par son univers graphique, sans pour autant vendre aucune oeuvre à son nom. Mais en quelques jours, une nouvelle technologie l’a placé en orbite, pour en faire l’un des artistes les plus en vogue du monde. Elle permet de commercialiser des oeuvres, et à peu près tout ce qui est imaginable sur internet, des albums musicaux aux tweets de personnalités, sous la forme de «NFT», pour «non-fungible token», ou jeton non fongible. Cette appellation obscure, née en 2017, recouvre tout objet virtuel à l’identité, l’authenticité et la traçabilité en théorie incontestable et inviolable, grâce à la technologie dite de la «blockchain», utilisée pour les cryptomonnaies telles le bitcoin. «Je crée de l’art numérique depuis un moment maintenant», explique Mike Winkelmann, «mais ce truc de NFT, c’est nouveau pour moi. (…) J’avais l’impression que ça sortait de nulle part». «Ce n’est que lorsqu’il s’est mis aux «NFT», en octobre, qu’il a pu entrer sur le marché et vendre son art comme le fait un peintre ou un sculpteur», explique Noah Davis, expert de Christie’s. «Ça fait 20 ans que j’essaye de convaincre les gens qu’un fichier numérique peut être considéré comme de l’art», explique Steven Sacks, propriétaire de la galerie new-yorkaise bitforms. Jusqu’ici, «nous avions vendu beaucoup d’oeuvres, mais à une toute petite communauté de gens dans le monde de l’art». «Maintenant», dit-il, «vous avez des millions de gens qui considèrent ça comme un support légitime». Pour autant, s’il dit respecter le travail de Beeple qui, «à la différence de beaucoup de gens sur ces plateformes (de vente «NFT»), a construit une oeuvre», le galeriste voit surtout dans la folie du moment de la spéculation. «L’aspect artistique est superficiel» pour beaucoup de ces collectionneurs, regrette-t-il. «L’important pour eux, c’est la rareté». «Il y aura probablement une bulle», estime Mike Winkelmann, qui compare le phénomène à la bulle internet des années 2000. Après son éclatement, «il y a un tas de trucs qui ont disparu, mais on n’a pas arrêté d’utiliser internet pour autant».