«Argent amer» de Wang Bing, témoignage fort sur les conditions de vie d’ouvriers migrants en Chine

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Film après film, le cinéaste chinois Wang Bing se coule dans le quotidien des anonymes, des humbles, des malades… «Argent amer», en salles mercredi, est de cette veine, témoignage fort sur les conditions de vie d’ouvriers dans «l’atelier de la planète». Meilleur scénario à la Mostra de Venise, le documentaire est une immersion dans la vie des petites mains des ateliers de confection textile de la région industrialisée du delta du Yangzi, à environ 150 km de Shanghai. Elles ont migré de leurs campagnes pour grossir les flots d’une main d’oeuvre bon marché dans l’est et le sud du pays, avec un espoir : gagner trois sous à envoyer à la famille, ou pour se bâtir un avenir meilleur. Quitte à endurer la précarité, les logements aux murs lépreux, les horaires harassants, les paiements dérisoires. «9 yuans pour une pièce ? Je ne travaille pas pour 9 yuans (1,15 euro)…», s’insurge l’une d’elles face à son patron, lui-même étranglé par ses commanditaires, alors que désormais la Chine affronte la concurrence de produits made in Vietnam ou Bangladesh. Wang Bing («A l’ouest des rails», «Les trois soeurs du Yunnan»,…) prend son temps. Il laisse sa caméra s’attarder sur un plan fixe, sur des dormeurs dans un train, sans intervenir, pour se fondre dans le paysage. Devant la caméra, Ling Ling et son mari Lao Ye, qui tient une échoppe, se déchirent. Lao Ye se montre violent, un peu frustre. Ling Ling, butée, fait front. «Régulièrement, quand je commence à filmer, je réfléchis à la question du rapport que j’instaure avec les sujets que je filme», a expliqué Wang Bing. «Je me rends compte qu’à chaque fois, quel que soit le groupe de personnes que je filme, d’emblée, il n’y a pas de distance. Je rentre facilement, naturellement dans leur vie», constate ce quinquagénaire au visage sérieux sous un casque de cheveux drus, qu’éclaire soudainement un doux sourire. Wang Bing – maman campagnarde, papa ingénieur et qui a lui-même travaillé dix ans en usine – se sent de tous les milieux : ses amis «sont ouvriers ou paysans, mais aussi poètes et écrivains». «Il a une telle pudeur et un tel respect, que les gens sont libres face à lui», commente la sinologue Luisa Prudentino. «Il laisse le sujet venir à lui, sans décider a priori «je vais faire un film là-dessus»», souligne cette spécialiste du cinéma chinois. «Il ne pousse pas, n’a pas de plan d’arrivée», ajoute-t-elle. Criante illustration avec «Argent amer» tourné entre août 2014 et 2016 : au départ, il est parti à l’aventure avec de jeunes migrants du Yunnan qui traversaient la Chine d’ouest en est à la recherche de travail. Sans savoir où cela le conduirait. Wang Bing, absent des écrans en Chine, dédaigné par les studios de production étatique, revendique la liberté «de n’appartenir à aucun système, de ne dépendre d’aucune commande» qui lui permet de faire des «films personnels». Au contraire de ses pairs plus en cour, toujours soucieux, finalement, «de l’image du pays qu’ils vont donner» et non de «partir du point de vue des gens ordinaires». Durs ses films ? Pas plus que la vie. «On a tous autour de nous, au quotidien, des gens qui ont des vies difficiles, y compris nous-mêmes. Ils glissent autour de nous sans qu’on leur porte forcément attention. La seule différence, c’est qu’à l’écran on s’arrête sur leurs problèmes», dit-il. Son travail, exigeant, lui vaut en Europe une forte reconnaissance des cinéphiles depuis «A l’Ouest des Rails», son 1er film, culte, en 9 heures. Tourné en parallèle d’»Argent Amer», le poignant «Mrs Fang», l’agonie au milieu des siens de Fang Xiuying, une ouvrière agricole, a remporté en août la plus haute distinction du Festival de Locarno (Suisse), le Léopard d’or. «Argent amer», documentaire franco-hongkongais, est produit par Gladys Glover, House on Fire et Chinese Shadows.