Le débat d’entre-deux tours : des journalistes réduits à des rôles de «speakerines»

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Animer le débat d’entre-deux tours est certes prestigieux mais cela n’est pas l’exercice rêvé pour les journalistes, réduits au rôlede «speakerines», estiment Nathalie Saint-Cricq et Christophe Jakubyszyn, arbitres du premier duel Macron-Le Pen en 2017.Dans un entretien croisé, les deux anciens chefs des services politiques, France 2 pour la première, TF1 pour le second, prédisentun match retour serré de cet affrontement, dont ils ne gardent pas le meilleur souvenir journalistique. Choisis à l’époque au derniermoment par leur chaîne respective –notamment pour une question de parité homme- femme–, tous deux insistent sur le caractèreextrêmement «contraint» de l’exercice qui laisse peu de marge aux interviewers. «J’ai eu plus l’impression d’être unespeakerine qu’un journaliste», avoue Christophe Jakubyszyn, aujourd’hui à BFM Business. «Vous êtes dans un rôle de maîtres des horloges et passeurs de parole», renchérit Nathalie Saint-Cricq, toujours à France 2. «L’exercice est très préparé en amont avecles équipes des candidats: les thématiques, l’ordre dans lequel elles vont être abordées», explique M. Jakubyszyn. «Il est mêmecodifié qui prend la parole en premier», indique Mme Saint-Cricq: quand un candidat répond d’abord à une question et sonadversaire ensuite, c’est dans le sens inverse la fois d’après. Pour respecter les règles de neutralité, émises par le régulateur desmédias, l’Arcom, anciennement appelé CSA, sont privilégiées «les questions les plus plates possible, pas du tout polémiques», serappelle Mme Saint-Cricq. Et il y a «une absence du droit de suite, qui est pourtant le principe même du journalisme», déplore-t-elle.«Quand un candidat fait une erreur factuelle ou est approximatif,

on n’a pas le droit de le contredire, c’est à son adversaire de le faire», ajoute M.Jakubyszyn, qui compare ce débat à un

«match de boxe où il a été plus arbitre que journaliste». Rétrospectivement, NathalieSaint-Cricq regrette de ne pas avoir davantage rappelé à l’ordre les deux candidats.«On aurait dû anticiper (…) Quand vous êtes sur le plateau, sans aucune communication avec l’extérieur, sauf à l’oreillette les deux directions de l’information qui vousdisent:

«maintenant faut enchaîner», «attention untel prend de l’avance sur le temps deparole», c’est difficile d’intervenir».«Entre les questions, on baisse notre micro, c’est bien la signification qu’on est là pour lancer les sujets les uns après les autres», poursuit Christophe Jakubyszyn. Selon les deux journalistes, le duel de mercredi prochain, animé cette fois par Léa Salamé (France 2)et Gilles Bouleau (TF1), promet d’être très différent d’il y a cinq ans. «Je ne suis pas sûr de pouvoir vous citer le favori ou la favorite aujourd’hui. Marine Le Pen est mieux préparée, elle a fait une meilleure campagne, elle est très bien conseillée en terme decommunication», estime M. Jakubyszyn. Marine Le Pen, le «challenger» : «Elle n’est plus la pestiférée d’il y a cinq ans, EricZemmour l’a banalisée (…) Et elle a un avantage, elle est le challenger», ajoute-t-il. De son côté, Mme Saint- Cricq note queMarine Le Pen a promis de «parler davantage d’elle et de son programme, plutôt que de passer son temps à démonter l’autre». Emmanuel Macron, en revanche, «est moins bien préparé, dans un contexte international très lourd à gérer», juge M. ChristopheJakubyszyn. «Il est dans la continuité, ce qui est souvent le problème du président sortant (…) C’est plus difficile de capter l’attention des électeurs sur une redite quoi qu’on pense du fond», poursuit- il. Selon Mme Saint-Cricq, Macron devra se garder de «jouer au prof», d’autant plus que certains l’ont accusé d’arrogance pendant son quinquennat. Et comme tous les hommes confrontés à unefemme, «il doit éviter de tomber dans le ton paternaliste».