«Mami Wata», ovni cinématographique dans les salles obscures du Nigeria

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Il est rare de voir un film d’auteur dans les salles obscures du Nigeria : «Mami Wata» long-métrage en noir et blanc, primé au festival de Sundance, s’affiche pourtant depuis septembre sur grand écran, aux côtés des blockbusters de Nollywood. Écrit et réalisé par le Nigérian C.J. Obasi, ce film «ovni» est une plongée poétique et onirique dans un village ouest-africain «figé dans le temps», sur la côte Atlantique. A Iyi, les habitants vénèrent la déesse de la mer «Mami Wata», par l’intermédiaire de leur prêtresse Mama Efe et de ses deux filles. Elle leur apporte prospérité et santé. Pas besoin d’école, d’hôpitaux ou de police, «quand nous avons Mami Wata», dit Mama Efe. Mais alors que la prêtresse perd ses pouvoirs de guérison, des habitants – partagés entre désir de modernité et préservation des traditions – commencent à questionner leur croyance. L’arrivée sur leur plage d’un mystérieux étranger fait basculer le destin du village. Le film égrène les tableaux artistiques : les visages des acteurs illuminés par des tâches de peinture blanche, les coiffures rehaussées par des coquillages couleur ivoire, les motifs imprimés sur les pagnes qui dansent sous les jeux de lumière, la lune qui se reflète sur les vagues agitées de l’Atlantique… «Tout devait servir le noir et blanc», explique son réalisateur. Le jury du prestigieux festival du film indépendant de Sundance aux Etats-Unis lui a d’ailleurs décerné en janvier 2023 le prix de la meilleure cinématographie. Il a également remporté 3 prix au Fespaco de Ouagadougou, le plus grand festival de cinéma africain (meilleur décor, image et critique). Plus qu’un film super-naturel, ou un thriller de vengeance, «Mami Wata» s’attaque à un sujet complexe, il questionne «ce qui fait de nous un Africain», dit C.J. Obasi qui s’interroge : est-ce qu’être africain, c’est s’opposer à tout ce qui est progressif, est-ce qu’être progressif veut dire renier ses traditions, ou y a-t-il un équilibre à trouver ? «Ce que nous avons voulu montrer c’est que (…) ni le noir ni le blanc ne sont parfaits, ni le passé, ni le présent ne sont parfaits», dit le scénariste. Ce trentenaire autodidacte s’est fait connaitre en 2014 alors que son 1er film «Ojuju» produit avec zéro budget a été largement salué par la critique. Fait quasi inédit pour un film d’auteur au Nigeria, Mami Wata a été distribué dans une trentaine de salles de cinéma à travers le pays le plus peuplé d’Afrique. Et continue sa lancée sur les écrans aux Etats-Unis et en Europe. Pourtant, défendre un tel film dans le pays de Nollywood – la très commerciale industrie nigériane du cinéma qui inonde le marché africain de comédies romantiques et blockbusters mélodramatiques – a été un «véritable combat», confie C.J. Obasi. Avec «Mami Wata» on est loin des intrigues amoureuses et familiales de l’élite nigériane déclinées depuis dix ans à l’écran dans toutes les combinaisons possibles et imaginables. «Personne n’y a cru lorsque nous avons dit vouloir faire un film en noir et blanc», se rappelle le réalisateur. Quant au sujet du film, Mami Wata, la sirène autant crainte que vénérée en Afrique de l’Ouest (mais aussi au Brésil ou dans les Caraïbes, où les esclaves ont emporté avec eux leurs croyances durant la traite), il a été un repoussoir. Au Nigeria, pays très conservateur, chrétien et musulman, les religions traditionnelles ont été combattues et sont souvent pratiquées dans le secret. «Certains pensaient que nous allions plonger dans le démoniaque», ajoute C.J. Obasi. C’est donc vers l’étranger, et notamment au Burkina Faso que le réalisateur et sa productrice se sont tournés pour développer leur projet, avant de finalement réussir à le faire distribuer dans les salles nigérianes. Sur les réseaux sociaux et blogs, les cinéphiles nigérians ont acclamé un «film immense». Et si les grands médias au Nigeria ont abondamment couvert en janvier son prix décerné à Sundance, quasiment aucun n’a écrit sur le film, une fois visible en salles.