La nouvelle régulation numérique, une chance pour les firmes européennes?

214

Les projets de régulation du numérique annoncés mardi par Bruxelles pourraient contribuer à faire grandir les entreprises européennes du secteur, en retard sur leurs concurrentes américaines ou chinoises, à condition que soit mise en oeuvre une politique industrielle ambitieuse. Les Etats-Unis ont donné naissance aux cinq géants du numérique Google (moteurs de recherche), Apple (téléphonie mobile), Facebook (réseaux sociaux), Amazon (vente à distance) et Microsoft (logiciels), regroupés sous l’acronyme Gafam. Chacun de ces champions de la valorisation boursière pèse des centaines de milliards d’euros. La Chine a su produire l’équivalent avec Baidu (moteurs de recherche), Alibaba (vente à distance), Tencent (jeux vidéo et réseaux sociaux) et Xiaomi (téléphonie mobile). Mais l’Europe est inexistante dans cette catégorie poids lourds. Dans l’intelligence artificielle, l’UE dépose 3 fois moins de brevets que la Chine et 3,4 fois moins que les Etats-Unis, selon l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI). Dans ce domaine, à l’échelle mondiale, plus de la moitié des 51 «licornes» – sociétés non cotées valant plus d’un milliard de dollars – sont américaines, un quart chinoises. L’UE en compte une seule. Les raisons de ce retard ? En Europe, «on n’a pas encore un grand marché numérique (…), on a un patchwork de règles», constate Alexandre de Streel, professeur de droit à l’université de Namur et expert des régulations numériques. Même quand on se dote de règles communes, comme la Réglementation générale sur la protection des données (RGPD), elles sont appliquées différemment, relève-t-il: «le régulateur irlandais de la vie privée est par exemple plus souple que son homologue français».Une start-up européenne fait face à 27 règlementations différentes qui freinent son développement et la poussent à chercher son salut aux Etats-Unis. Ceci d’autant plus que la culture du «capital-risque» est peu développée sur le Vieux continent. L’Europe souffre aussi de l’absence de politique industrielle commune, les fonds publics étant dispersés dans une multitude de projets nationaux. «Chaque pays essaye de créer ses propres hubs», des régions concentrant universités, start-up et grandes entreprises dans un domaine d’excellence, «mais aucun d’eux n’a la taille critique», contrairement à la Silicon Valley ou aux plus grandes métropoles chinoises, souligne François Candelon, directeur du centre de réflexion BCG Henderson Institute. «L’idée qu’il pourrait y avoir un «Gafam» européen, c’est terminé. Oublions cela», tranche M. Candelon. Selon lui, l’Europe a déjà perdu la bataille de l’internet grand public (réseaux sociaux, moteurs de recherche…) et l’enjeu est désormais «la numérisation des leaders européens dans les différentes industries». Par exemple, dans l’automobile où l’informatique devient décisive pour que Volkswagen, Daimler ou Renault réussissent à rester à la pointe. Les Européens ont cependant réussi à imposer plusieurs grandes plateformes numériques spécialisées: Spotify (musique), Blablacar (transports), Zalando (vente à distance), Booking (tourisme)… Selon l’investisseur Matthieu Lattes du fonds White Star Capital, l’Europe, où les grosses levées de fonds se multiplient, est en train de monter en puissance: «On a vu émerger de nouvelles générations d’entrepreneurs (…) qui disent «moi aussi je peux créer un géant mondial»». «La valeur des entreprises de technologie européennes a été multipliée par 4 ces 5 dernières années. L’Europe compte le plus grand nombre de scientifiques de haut niveau dans l’intelligence artificielle (…) et plus de développeurs de logiciels que les Etats-Unis», a souligné la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, au salon Web Summit. Les experts voient des raisons d’espérer. Pour M. Candelon, il faut «créer des partenariats avec les géants américains de la tech, mais à nos conditions, d’égal à égal». Il plaide pour une souveraineté européenne dans le numérique.